mardi 2 décembre 2014

QUI SONT LES « ƊIY NA KAƊA » ?

Par Christian TOUMBA PATALÉ[1]


Qui sont les « Ɗiy na Kaɗa » ? Voilà une interrogation qui pose d’emblée le problème de la nature, de l’essence, de l’être, etc. de tout un peuple. L’on aurait d’ailleurs pu poser cette même préoccupation en des expressions similaires : Qui sont les « Kaɗa » ? Qui sont les Guidar ? Qui sont les « Baïnawa » ? Que veut dire Guidar ou « Baïnawa » ? Dans toutes ces formulations, la première question garde plus ou moins son sens. Tout compte fait, toute tentative de réponse à l’une comme à l’autre de ces questions devrait donner un savoir totalisant sur ce peuple qui fait l’objet principal de ce Blog. Seulement, une difficulté demeure : peut-on envisager définir l’être entier d’un homme, plus encore de tout un peuple ou d’un groupe de personnes, sans pour autant tomber dans une approximation sémantique et définitionnelle ; ceci, lorsque l’on sait que l’homme, dans sa singularité ou dans son appartenance à une société, est marqué par un dynamisme ? Mieux, la saisie intégrale de l’essence d’une culture peut-elle être effective, même lorsque celle-ci n’existe plus à travers ses peuples ?[2] Le piège ne serait-il pas plutôt de prétendre définir, en l’enfermant dans des mots, la consubstantialité de tout un groupe ethnique, sans pour autant arriver à le faire, mais plutôt à le faire sous l’angle de « sa propre » subjectivité et de « ses propres » penchants ? Loin de nous l’idée d’exposer, dans son entièreté, ce que signifient, respectivement, les termes et expressions « Guidar », « Baïnawa », « Kaɗa », « ma Kaɗa » ou « Ɗiy na Kaɗa », il s’agira surtout de les situer comme étant des « réalités », des « entités » ou des « unités » ethniques, linguistiques et socioculturelles.


I- L’unité ethnique et linguistique

Pour commencer, il faut le reconnaître, les « Ɗiy na Kaɗa », encore appelés Guidar, forment ce peuple de personnes qui parlent la langue guidar ou « ma Kaɗa ». Ainsi, le constat que l’on peut faire à partir de ces propos liminaires est celui de la mise en relation de l’ethnie à une réalité linguistique. Seulement, tout ne se limite pas à la simple langue que partagent entre eux les Guidar ; ce peuple a toute une histoire.

1-    Une tentative de consubstantialisation

En tant que groupe ethnique, c'est-à-dire comme ensemble d'individus que rapprochent un certain nombre de caractères de civilisation, notamment la communauté de langue et de culture, les Guidar font partir des 22 millions[3] d’âmes environ réparties en 250 à 300 groupes ethniques que compte le Cameroun. Ils s’inscrivent dans l’une des quatre grandes familles linguistiques que l’on retrouve en Afrique, dont trois au Cameroun. Dans le cas précis de ce pays du Golfe de Guinée, nous avons le « phylum afroasiatique (mito-sémitique) », le « nilo-saharien » et le « niger-kordofan ». Le « phylum afro-asiatique » dans lequel figure le peuple guidar a deux familles : la « famille sémitique » et la « famille tchadique ». « Cette dernière, nous dit Patrick Toumba Haman, totalise 57 langues qui se subdivisent en cinq branches : la branche ouest, la branche centre-ouest, la branche sud, la branche est et la branche centre-est au sein de laquelle se retrouve le guidar encore appelé kada »[4].
Aussi utilise-t-on, au Cameroun, une autre forme de subdivision du territoire national, mais cette fois-ci en aires culturelles : l’aire Bantou, l’aire Grassfields, l’aire Sawa et l’aire Soudano-sahélienne. Les Guidar font partir de l’aire Soudano-sahélienne. Qu’à cela ne tienne, il importe de relever que les Baïnawa sont divisés en quatre clans, nommément les Moukdara, les Mambaya, les Monsokoyo et les Mbana[5]. Constitués d’environ 3 000 âmes aujourd’hui, ils s’inscrivent dans la logique de toute une lignée historique.

2-    Un peu d’histoire

Il était une fois, un peuple, un peuple qui, après de maintes pérégrinations, se constitua en un groupe ethnique…
L’origine du peuple guidar se situerait dans l’Égypte de la période pharaonique. Les Guidar viendraient précisément de la vallée du Nil, ceci, en passant par le Soudan, les alentours du Lac Tchad et les Monts Mandara. Ils occupent aujourd’hui les territoires du département du Mayo-Louti au Cameroun et de la région du Mayo-Kebbi Ouest du Tchad. Tout serait, en effet, parti de la chute de l’Égypte pharaonique. C’est ainsi que plusieurs peuples vont commencer des migrations. « Ces peuples, parmi lesquels se retrouveraient les Guidar, ont pris la direction du Sud et de l’Ouest du continent noir »[6].

Périple du peuple guidar de la Vallée du Nil jusqu’à son territoire actuel[7]

Après la déchéance de certains empires, des migrations multipliées et la dispersion causée par l’empereur du Bournou (Idriss Alaoma), les Guidar et d’autres groupes tels que les Daba, les Fali et les Mambaï vont s’installer dans les Monts Mandara. Ils vont ensuite descendre de façon progressive dans la vallée du Mayo-Louti, nom d’un cours d’eau (Mayo-Louta) et dont porte encore aujourd’hui un département (département dont le chef-lieu est Guider) de la Région du Nord du Cameroun. Les Guidar vont dont aussi se retrouver dans les régions du Mayo-Kebbi Ouest et, pour quelques-uns, accompagnés des Moudang, du Mayo-Kebbi Est du Tchad. Ils sont aussi repartis dans la région du Nord du Cameron, notamment dans le département du Mayo-Louti et les localités de Ngong, Lagdo, Pitoa, Rey Bouba, etc. avec, entre autres, les autres régions du Septentrion du pays (l’Adamaoua et l’Extrême Nord) ; certaines de ces populations se trouvent aussi dans les autres parties du pays.

 Localisation géographique du département du Mayo-Louti au Cameroun et des régions du Mayo-Kebbi Ouest et du Mayo-Kebbi Est au Tchad

3-    En bref ?

Somme toute, la culture des « Kaɗa » s’inscrit donc dans la diversité et la richesse du patrimoine socioculturel et artistique africain. Au-delà des langues officielles du Cameroun et du Tchad que sont le français, l’anglais et l’arabe, la langue des Baïnawa vient s’illustrer comme étant une réalité linguistique nationale, et pourquoi pas internationale, à part entière. Toutes choses qui contribueront d’ailleurs à densifier et à diversifier la caractérisation de ceux-ci.

II- De la multiplicité/diversité de dénominations

Dans leur quotidien, les hommes utilisent des « termes » ou des « noms » pour s’identifier les uns les autres. Il en va de même pour les groupes ethniques. Ceux-ci ont des dénominations qui permettent de les distinguer des autres groupes. Ces appellations peuvent être données par eux-mêmes et/ou par les autres. C’est ainsi que dans le cas des Guidar, tout individu qui aurait eu à séjourner dans leurs localités connaîtrait certainement le mot « Baïnawa ». Quel est, en effet, la signification d’un tel mot ? S’agit-il d’une notion rattachée à une histoire mythologique, ou simplement d’une question de vision-visée-finalité légendaire ? Du moins serait-il plutôt question d’une qualification faite par d’autres, peut-être dans un sens mélioratif/laudatif ou péjoratif/dépréciatif du peuple ? Ne désigne-t-on pas souvent un peuple par sa langue ou par son territoire ?

1-    Guidar : mon ami ?

Le terme Guidar qui vient de dardar, le nom du clan fondateur moukadara, désigne littéralement « les gens bien forts, bien "damés" ». Le terme Guidar est aussi un paronyme de Guider[8]. Il s’agit surtout d’un rapprochement qui est fait entre le peuple et la principale ville dans laquelle se trouve ce peuple. Il importe cependant de relever que les habitants de la localité de Guider ne sont pas tous des Guidar dans le sens Ɗiy na Kaɗa du terme. C’est ainsi que territorialement parlant, les Daba, les Mambay, le Guiziga et les Fali peuvent faire partir des Guidar, ceci comme habitants de Guider.
Un autre mot utilisé pour désigner le Guidar est « Baïnawa » ou « Baynawa », nom qui est traduit littéralement par « Mon ami »[9]. Il s’agirait certainement d’une écoute fréquente des Guidar qui s’interpellent. Le passant étranger, ignorant de la langue prendrait donc simplement le mot fréquemment suivi : Baïnawa, « Baridi baïnawa ? », « Djami tagaïda baïnawa », etc. Seulement, l’on ne saurait se limiter à la seule appellation de provenance externaliste. Selon une approche internaliste, les Guidar sont appelés « Ɗiy na Kaɗa » ; c'est-à-dire ceux qui parlent la langue guidar ou ma Kaɗa.

2-    Le Guidar ou celui qui parle le Guidar ?

« Comme toute langue n’existe que par rapport à un peuple, il serait bon de parler des locuteurs de la langue guidar qui sont eux-mêmes appelés peuple guidar. »[10] Un tel raisonnement peut-il encore être à l’ordre du jour ? En tout cas c’est une problématique qui doit faire l’objet de tout un débat. Suffit-il de parler la langue d’un groupe ethnique pour prétendre faire partir du groupe, bien que toute langue se définisse par un peuple ? Tous ceux qui appartiennent à un tel peuple s’expriment-ils toujours dans leur langue ?
Au-delà de toutes ces interrogations nous retiendrons quelques conclusions personnelles[11] :
-         Est Guidar, toute personne dont le père est Guidar ; ceci étant donné que la généalogie est patriarcale nonobstant justement l’appellation de la langue nationale en terme de « langue maternelle ».
-         Les épouses des Guidar (et certainement des enfants d’adoption), bien que n’étant pas Guidar par filiation biologique, peuvent faire partir du groupe ethnique. Ces épouses et ces « fils d’adoption » participent plus ou moins à toutes les activités culturelles et peuvent prendre part aux rencontres des associations à caractère culturel, etc.
-         Il ne suffit pas pour une personne non-Guidar qui parle la langue guidar de prétendre appartenir au groupe ethnique Guidar ; mais c’est du moins un esprit à louer, à savoir amener le plus nombreux possible de personnes à parler la langue Guidar. Parmi les personnes non-Guidar qui envisagent parler la langue des Kaɗa nous pouvons citer toutes les personnes vivant avec et parmi les Guidar, et toute personne de bonne volonté[12].


Au bout du compte, une chose est à retenir : l’ethnie Guidar est très riche dans la diversité de ses constituants. Elle est formée d'éléments très différents, souvent disparates et hétérogène, éléments qui participent pourtant à son homogénéité et à sa solidité.


N.B. : - Pour vos contributions, bien vouloir envoyer vos textes à l’adresse suivante : toumbapatale@gmail.com
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[1] Étudiant-chercheur, Université de Dschang, Ouest-Cameroun.
[2] L’exemple des peuples de l’Égypte pharaonique ou des Sao nous en dit d’ailleurs beaucoup. Il n’est pas toujours aisé de cerner les réalités de ces peuples dans tous leurs contours malgré le fait qu’ils n’existent.
[3] Cf. Rapport de présentation des résultats définitifs du 3ème Recensement Général de la Population et de l’Habitat de novembre 2005 au Cameroun, Livre "Rapport de Présentation des résultats définitifs, 22 avril 2010, par le Bureau Central des Recensements et des Études de Population.
[4] Cf. « Le peuple guidar : ses origines, ses traditions et l’impact de la modernité occidentale », Patrick TOUMBA HAMAN, Cadre d’études au ministère des enseignements secondaires, à l’occasion de l’ouverture du laboratoire de ressources orales à Yaoundé le 26 juin 2009.
[5] Cf. R.G. Schuh, Données de la langue Guidar (MA KADA), Yaoundé, Société Internationale de Linguistique, 1987.
[6] P. Toumba Haman, « Le peuple guidar : ses origines, ses traditions et l’impact de la modernité occidentale », op. cit., p. 3.
[7] Toutes les images utilisées dans cet article sont tirée de Google Earth, 17 février 2014.
[8] Cf. C. Collard, « La Société guidar du Nord-Cameroun », in L’homme, 1971, tome 11, n° 4, pp. 91-95.
[9] « Baï » qui veut dire ami et « Nawa », mon.
[10] P. Toumba Haman, « Le peuple guidar : ses origines, ses traditions et l’impact de la modernité occidentale », op. cit., p. 1.
[11] Beaucoup de précisions peuvent encore être apportés par des personnes-ressources plus averties.
[12] Peut-être pour des questions de recherches à caractère scientifique en histoire ou études africaines par exemple.