mardi 2 décembre 2014

« L’ÉCOLE » CHEZ LES « ƊIY NA KAƊA » : HIER ET AUJOURD’HUI

Par Justine TEMEYISSA PATALÉ[1]
Le mot école dans sa définition désigne un établissement ou une institution où l’on enseigne les éléments de lettres, de sciences et d’arts. Il s’agit aussi d’un ensemble d’instructions et de moyens mis en œuvre pour assurer la formation et le développement socio-culturels d’un être humain. Dans son acception moderne, le terme est plus utilisé pour dénommer une institution bien structurée qui a pour charge le suivi progressif, dans le temps, des capacités cognitives des hommes, et l’insertion socioprofessionnelle de ceux-ci. C’est dire qu’il est question du pôle infrastructurel qui est surtout pris en compte. Dans cet article il s’agit de mettre en exergue la notion de l’école dans la société guidar, spécifiquement les « Ɗiy na Kaɗa ».

Deux élèves à Guider (2014)
Le terme école est désigné en langue guidar par l’expression « Kiti na wyaka » ; littéralement « kiti » signifie « endroit » et « wyaka » « apprendre » : l’endroit où l’on apprend. Il y aurait certainement eu l’influence occidentale dans une telle appellation. Car, la définition du mot école semble alors dépendre du lieu où l’on se trouve pour acquérir un certain nombre de connaissances. En tout état de cause c’est la pensée de l’apprentissage qui est soulignée dans la thématique de l’école, puisque apprendre, avons-nous dit, c’est acquérir des connaissances, mais aussi et surtout, faut-il ajouter, une acquisition par un travail intellectuel et/ou par expérience.
Toutefois, selon la culture guidar, l’école désigne, dans un sens large du terme, le lieu où l’on apprend les bonnes manières et le comment vivre : en plus du savoir purement théorique, c’est le savoir-faire et le savoir-vivre qu’il faut envisager. L’enjeu est donc énorme : ce sont les idées de pratiques, d’habileté, etc., dans le sens de faire (technique) et de bien-être ou de bien se comporter (sagesse) qui sous-tendent l’idée d’école chez le Guidar. C’est pourquoi, l’apprentissage, dont il est question ici, est ressenti de prime à bord, dans le quotidien de celui-ci. Les activités cognitives sont le plus souvent reparties selon le genre et l’âge.

Des femmes entrain de travailler

La jeune fille par exemple apprend des recettes de cuisine avec la mère, elle est formée aux travaux ménagers en général (la propreté de la maison, la buanderie, etc.), à certains travaux champêtres (la culture et la récolte des arachides, du sésame, le niébé[2], et la cueillette et le séchage des légumes par exemple) et à certaines techniques manufacturières comme la poterie et le filage du coton. Elle est aussi préparée pour sa future maternité. Le jeune garçon, quant à lui, apprend les techniques champêtres (la culture du mil et du maïs) et architecturales avec le père (la construction des casses et de leurs toits en chaume notamment). Il est éduqué et formé pour exercer les tâches qui demandent généralement plus de force physique.

Le port du toit en chaumes par de vaillants jeunes hommes

Les adultes ne sont pas aussi en marge. Ceux-ci font dans l’école de la vie. Ils sont en même temps formateurs et éducateurs de leurs progénitures et des plus jeunes. Ils sont normalement appelés à être les modèles pour ces derniers dans plusieurs domaines ; ils doivent leur apprendre à surmonter les difficultés de la vie. Par de là une telle structuration va transparaître toute une philosophie de l’éducation qui peut être illustrée à travers les soirées au clair de la lune, soirées jonchées de contes, de devinettes, de proverbes (Ma Gawla), de jeux sociaux et éducatifs, de proverbes, etc. ; chacun y a en effet un rôle à jouer dans l’édification complète de sa propre personne/personnalité et celle de ses congénères. Le Ɗiy na Kaɗa est donc dans une école de la solidarité. C’est d’ailleurs fort à propos que les auteurs de Le village Djougui. 20 ans d’expérience d’un Comité de développement au Nord Cameroun affirment :
Les champs étaient labourés à tour de rôle, selon un calendrier arrêté de commun accord entre l’homme et ses épouses et en fonction des priorités du moment. Les jeunes s’occupaient du gardiennage des animaux (petit ruminant ou bovins), les tout petits restaient à la maison, parfois avec les vieillards lorsque ceux-ci ne pouvaient plus travailler. Ils gardaient la maison contre les intrus et les chiens errants, chassaient les oiseaux granivores au moment des récoltes ou protégeaient les poussins contre les rapaces[3]
Nonobstant une telle peinture de la réalité éducationnelle et éducative du peuple guidar, une préoccupions demeure : Où en sommes-nous Aujourd’hui ? Le jeune garçon guidar a du mal à faire un toit en paille. Que dire de La fille qui a de la peine à réaliser avec dextérité les mets traditionnels tels le Tasba[4], le Zoula[5] mederkene, le Zingéli[6] Kong Kong et j’en passe. Est-ce à dire que cette charge éducative et éducationnelle est désormais confiée à l’école moderne ?
 Parlant de l’avènement de l’école moderne dans la société guidar, celle-ci, faut-il le noter, a été sous l’influence des colonisateurs et, parallèlement, des premiers missionnaires (les Oblats de Marie Immaculée en particulier). Pour question d’illustration nous pouvons mentionner l’ordination sacerdotale de Claude Marie Dawai[7], le 22 mai 1972, premier prêtre guidar. Cela ne nous étonnera pas, qu’en 1947 déjà, l’école de Guider ne comptait que 60 élèves[8]. À titre de rappel, « une école fut créée à Garoua en 1906 et [celle-ci] comptait 54 élèves en 1913 »[9]. Le pays guidar, sous la colonisation allemande[10] comme sous la tutelle et le mandat franco-anglais, se voit doté d’infrastructures scolaires. Le nombre très bas d’élèves au départ va grandissant avec le temps. Seulement, il y avait des réticences de la part des populations. Les guidar n’accordaient pas trop d’intérêt pour l’école moderne. Il va falloir surtout attendre la période des indépendances pour voir grandir cet intérêt pour l’éducation scolaire ; le lycée de Guider, alors lycée des jeunes filles, est un pôle par excellence d’éducation, ceci sans oublier le Collège Eugène de Mazenod de N’Gaoundéré, plus éloigné, et les établissements scolaires de Garoua : plusieurs Guidar y seront formés. Mais avec le temps, comme certains d’entre eux aspiraient à la vie presbytérale, ceux-ci optèrent pour l’école puisque l’itinéraire pour la prêtrise était le grand séminaire, passant par le petit séminaire. Entre autres, les Grandes écoles sur le territoire national (l’Université de Yaoundé singulièrement à travers ses écoles de formation que sont l’ENAM[11], l’ENS[12], etc. et le Centre Universitaire de Dschang, pour ne citer que celles-ci) vont accueillir les natifs du terroir guidar. Les choses vont se diversifier avec la réforme universitaire de 1993[13], avec la création de plus d’une université d’État[14]. Plus tard beaucoup d’entre eux vont se retrouver dans le corps militaire.
Il importe pourtant de relever une chose, c’est que chez les guidar le garçon était le plus motivé par les parents à aller à l’école. Quant à la fille celle-ci était réservée pour les tâches ménagères. Parfois certains parents choisissaient financer les études du garçon au détriment de celle de la fille puisque cette dernière étaient destinée au mariage, et par conséquent ne devrait perdre son temps à l’école moderne. Dès lors le lieu d’apprentissage pour la jeune fille demeurait la cuisine en particulier et le cadre ménager en général. C’est la problématique du genre qui est alors au centre de la question éducative. C’est avec le mélange culturel que tout semble devenir homogène, malgré les éléments reténeurs que va charrier une certaine manière de voir « musulmane »[15] des choses. En arrière-plan, l’éducation traditionnelle d’en tant perd au jour le jour son éclat : il n’y a presque plus de soirées au clair de la lune, l’oubli grandissant de plusieurs techniques culturelles et manufacturières n’est plus à prouver. Or, l’on ne doit pas perdre de vue ces mots d’Arnold Gehlen :
[L’homme] vit en tant qu’être de culture, c'est-à-dire grâce aux résultats de prévision, de planification, exercée en commun, qui lui permet d’élaborer, à partir de n’importe quelle constellation de conditions naturelles, des techniques et des moyens d’existence, grâce aux modifications qu’il apporte par son activité de prévision[16].
En revanche tout, le paysage scolaire contemporain du Guidar se métamorphose. De nos jours avec la modernisation, les Ɗiy na Kaɗa ont compris que l’école est bienfaitrice. Avec le temps, beaucoup vont prendre goût à l’école moderne. Ainsi nous auront par exemple des ingénieurs et docteurs guidar. Les Guidar sont dans presque dans toutes les sphères éducationnelles du pays, ceci malgré leur petit nombre, comparativement à celui des autres groupes ethniques. Mieux encore, la langue Kaɗa est désormais enseignée dans plusieurs salles de classes du Pays ; des documents de liturgie catholique sont alors transcrits ; tout un alphabet et un système de graphie sont reconnus. À titre illustratif, voici l’alphabet Guidar :
Voyelles : i, e, u, ə, u, o, a ;
Consonnes : p, b, ɓ, m, f, v, t, d, ɗ, s, z, n, l, r, y, k, ŋ, ’, h, w ;
Consonnes complexes : vb, mb, nd, sl, zl, ŋg, ŋgb, kg, gb, nz.
Il reste cependant encore beaucoup à faire ; en ce sens que le monde d’aujourd’hui a plus d’importance grâce au savoir.

Au demeurant, la conception qu’on les Ɗiy na Kaɗa de l’idée d’ « école » a évolué à travers le temps. Du lien étroit avec les réalités traditionnelles au divorce plus ou moins consommé d’avec celles-ci pour une liaison toujours inabouti dans sa complétude avec l’école occidentale, le Guidar est confronté à des défis ; ceux de l’instruction et de l’éduction scolaires dignes de ce nom qui puissent lui permettre d’être lui-même dans sa relation avec les autres, sans pour autant se laisser dissoudre ou diluer dans l’altérité. C’est donc un appel à une éducation et à une éducativité complète du Guidar qui est lancé, ceci à travers une éducation systématisée et un système à éduquer, parce que maintes difficultés sont à surmonter dans l’édification du Kaɗa.

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[1] PLEG (Professeur des Lycées d’Enseignement Secondaire Général) en Espagnole de l’École Normale Supérieure de Maroua, Extrême Nord-Cameroun.
[2] Il s’agit à la vérité d’une espèce de haricot, du genre Vigna, qui est consommée sous plusieurs formes : frais, sec ou en beignets. Ses feuilles sont consommées comme légumes.
[3] Albert Douffissa (dir.), Le village Djougui. 20 ans d’expérience d’un Comité de développement au Nord Cameroun, Édité par le Comité de Développement de Djougui, sine data, p. 75.
[4] Le nom scientifique étant Sena tora.
[5] Feuilles du niébé, utilisées ici pour un met particulier.
[6] Feuilles d’oseille (plante potagère dont les feuilles, à la saveur acide, sont consommées), utilisées ici pour un met particulier.
[7] Ecclesia, Garoua, N°9, pp. 16-20.
[8] Albert Douffissa (dir.), Le village Djougui. 20 ans d’expérience d’un Comité de développement au Nord Cameroun, op. cit., p. 58.
[9] Ibid., p. 49.
[10] Dans la localité de Guider notamment.
[11] École Nationale de l’Administration et de la Magistrature.
[12] École Normale Supérieure.
[13] Cf. Ministère de l’éducation National du Cameroun, La réforme universitaire au Cameroun, Yaoundé, CEPER, 1993.
[14] Les Université de Buea, Douala, Dschang, N’Gaoundéré et Yaoundé 2.
[15] Conception notamment marquée par la non-scolarisation de la jeune fille.
[16] Arnold Gehlen, Anthropologie et psychologie sociale, Presses Universitaires de France, 1990, p. 53.

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